ALEXIS NIVELLE LA JEUNESSE EN PEINTURE
Bien sûr, on pourrait dire que l’on est toujours jeune devant le métier de peindre. On pourrait dire le contraire, d’ailleurs, tout aussi bien, puisque dans le métier sont d’une certaine façon contenues, retenues, pliées et compressées toutes les parties qui se sont jouées sur l’échiquier des peintres qui a nom tableau.
On serait jeune, au fond, devant l’autorité de l’art (du mot peinture lui-même), et vieux de le savoir, d’en sentir l’épaisseur, le poids, les résistances.
Jeune, aussi, parce que le geste de peindre malgré tout demeure nu, aussi simple en lui-même qu’au temps des premiers signes. Et vieux parce que ce geste, bien que simple, n’est jamais devenu commun, utilitaire, pratique, normal, adulte : il n’est pas bien du monde, dont il implique plutôt un certain détachement, une distance, un retrait qui évoquent facilement les (meilleurs) effets de l’âge.
Pourquoi ces généralités sur l’âge des peintres, ici ?
Parce que je pense qu’on perçoit Alexis Nivelle comme un jeune peintre — ce qu’il est également, à 39 ans —, mais que la chose est ailleurs, sans grand rapport avec son âge et encore moins avec sa conscience du métier, qui est grande. Ce que je veux dire, c’est qu’on se tromperait en le considérant seulement comme un jeune peintre, alors que c’est plutôt, depuis longtemps déjà et non sans réflexion, une peinture de la jeunesse qu’il nous donne à regarder.
Si une chose, à mes yeux, identifie cette peinture à travers ses aspects et ses évolutions, c’est cela : une jeunesse. Ni ceci, ni cela est-on tenté de dire pour la décrire. Et de parler de douceur, d’humour, de jeu, d’intelligence, de maladresse un peu feinte, ou peut-être pas si feinte, ou feignant d’être feinte… De velouté, de porosité, de légèreté. De force, mais d’une force qui ne serait pas pour l’action. D’un espace qui ne serait ni celui des hommes entre eux ni celui du monde physique.
Dire tout cela, n’est-ce pas parler d’un monde de formes jeunes ? D’une peinture de la jeunesse que dès lors il faudrait être capable de voir sans la réduire à un art de jeune homme ? Car qui voit la jeunesse telle qu’elle est — et qui peut la connaître, la montrer, la produire — si ce n’est l’homme fait ?
Que serait alors, en elle-même, cette jeunesse en peinture ? Quel sens donner au mot, dont on comprend qu’il ne désigne ici ni une catégorie d’individus, ni un caractère d’inachèvement, ni une appétence pour les jeux vidéo et les boissons sucrées ? Quand je dis jeunesse, ici, je pense sans doute d’abord à une autonomie. Un hors-monde imprécis mais lumineux, limpide. Une ouverture qui se défend, se garde.
Des refus obstinés mais des refus sans poids, sans murs (il y a des empilements de formes qui font mur, souplement, mais rien de tel que nos murs d’habitats sédentaires, à dehors et dedans), et derrière ces refus aucune affirmation.
Refus du compromis avec l’assignation de formes et de fonctions, de noms communs (noms propres, noms de lieux fournissent plutôt les titres, quand il y en a), les réifications, rigidifications : une réserve naturelle de singularités, d’intégrités, d’incongruités, de ponctualités multiples, mobiles et solidaires.
Des formes qui se gardent et se montrent pourtant. Qui posent, peut-être bien — en sacré, en burlesque, en belles indifférentes et en imitations de nous, à l’occasion — d’une façon qui n’est pas le contraire de l’authenticité : seulement le signe que le regard de l’autre est connu et compris, intégré, absorbé dans les cercles d’un rapport à soi.
Cette jeunesse en peinture est plus ancienne que nous : elle est en quelque sorte déjà observée, dans son indépendance, avant que nous n’arrivions, comme sont les idéaux, tout ce qui a une aura et se connaît soi-même — tout ce que l’on contemple, parce qu’on perçoit que cela se contemple déjà, que nous n’y changerons rien. Cette authenticité de la jeunesse perçue ne tient-elle pas au fait qu’elle ne communique pas avec nous mais tient toute en elle- même, et que nous n’en sommes jamais que les témoins contingents, les voyeurs déchus ?
Les êtres (plus que les formes) qu’on regarde dans ces tableaux jamais vraiment abstraits n’ont-ils pas alors, finalement, la liberté bizarre d’êtres encore à naître, l’innocence particulière des embryons — ou encore cette légèreté vis-à-vis de la forme, que Gombrowicz a poursuivis derrière le terme d’Immaturité ?
On comprendrait ainsi que pour qu’il n’y ait que jeunesse (idéale), il faut que tout accomplissement soit sans cesse déjoué, que toute formation échoue ; que l’être ne fasse sans cesse que venir, advenir, s’annoncer, apparaître — et qu’en même temps cet être s’annonçant toujours n’annonce rien d’autre que lui, que ce qu’il est déjà.
Peut-être faudrait-il alors parler plutôt, pour finir, d’origine. Cela nous prémunirait contre la confusion avec les différentes incarnations de la jeunesse dans le monde — enfance, adolescence, éclosion, envol — en nous représentant une jouvence abstraite, sans âge, ayant par conséquent en elle sa sagesse propre, sa perfection atteinte, son éternité.
Jeunesse et non brouillon. Origine, non début. Ailleurs plutôt qu’avant : non impuissance à être comme nous serions ou comme il faudrait être dans nos perspectives (inaboutissement), mais vertu d’être soi et de le demeurer, au contraire, hors de toute perspective, en se régénérant de son rapport à soi.
Distance infranchissable qui, sans laisser se poser la question du réalisme, nous renvoie malgré tout à nous-mêmes et au monde, hors communication, mais comme en contrepoids.
Benoit Caudoux, Juin 2018