Ectoplasmes, sofas et intuition

Entretien de Geneviève Hergott avec Alexis Nivelle pour la revue en ligne tk21 – mai 2024

C‘est quoi, le dessin pour toi ? Tu m’as dit que tu peignais dans ton atelier et que tu dessinais partout ailleurs : à ton domicile, en déplacement et en voyage. En dehors du côté pratique du dessin qui requiert moins de place et des moyens plus simples, qu’est-ce que le dessin t’apporte, que ne peut la peinture ?

Aujourd’hui je qualifierais ma peinture de post-abstraite même si ça sonne un peu pompeusement. Depuis quelques années, je réalise aussi, en parallèle à cette activité de peinture, des dessins au crayon de couleur. Ces dessins (qui représentent souvent des intérieurs, des architectures et des cartes) sont pour moi des oeuvres à part entière – mais qui entrent en dialogue avec mon activité de peinture, oui.

Aujourd’hui grâce à ces deux activités complémentaires, j’ai le sentiment de pouvoir me dédoubler agréablement.

En peinture (fluidité, maladresse et humidité obligent) rien ne se passe jamais comme prévu. Dans mes dessins les choses sont un peu plus prémédités. A première vue le dessin ça ressemblerait donc davantage à un art d’exécution… Même si ça n’est que partiellement vrai ! Enfin, le dessin, avec ses matières sèches et poudreuses, m’ouvre à un autre univers de sensualité.

Tu as établi – comme à ton insu, écris-tu et publies-tu dans tes « tracts » – un dialogue ludique et conceptuel entre tes peintures et ta pratique du dessin.  Peux-tu nous parler de cette activité autoréférentielle en tant que dessinateur ?

Dessinateur, je procède souvent par mise en abîme effectivement. Je mets en scène, dans des living-rooms ou dans des salles d’exposition, des tableaux fictifs mais qui ressemblent aux miens.  Alors que mes peintures (les peintures réelles) cherchent à affirmer une présence sans récit dans un espace plutôt abstrait, leurs doublures dans les dessins s’inscrivent, elles, dans le temps suspendu d’une narration. Mais d’une narration toujours en attente d’advenir…

J’ai donc l’impression de dessiner une sorte de méta-récit en suspens, une légende toujours au point mort.

Entre peintures et dessins, se joue une espèce de dialogue intérieur en effet… Assez intuitif finalement. J’obéis d’abord à des impulsions obscures et j’avance souvent à l’aveuglette. Et puis les choses s’éclaircissent ensuite progressivement – mais toujours après-coup. A ce moment là, quand j’ai l’impression d’y voir un peu plus clair, je rédige parfois un petit tract que je mets en forme et que je photocopie. Une création gratuite, à distribuer.

L’utilisation de cadres, de cases à la manière d’une planche de BD, tout comme l’usage des crayons de couleur procèdent-t-ils de cette volonté littéraire : écrire, mais par les moyens de l’artiste et non pas ceux de l’écrivain ?

Je ne suis pas (je ne suis plus) un grand lecteur de BD mais inconsciemment sans doute… Je ne suis pas imperméable à mon époque de toute façon et je me laisse volontiers influencer. Alors oui les structures que j’utilise (les subdivisions à l’intérieur de la feuille et les cadres) peuvent faire songer à la BD mais aussi à l’architecture ou à l’art de l’affiche.

Oui, pour moi, le dessin est une activité littéraire… Bon, j’ai sans doute une conception très extensive de la littérature. Ça tient aux outils et au support bien sûr : les crayons, le papier.  À ma position dans l’espace, également, quand je dessine : à la posture assise et à l’implication du corps qui est moindre par rapport au travail de peinture. 

Je pense souvent à Robert Walser (qui rédigeait ses textes au crayon) et à une de ses phrases : « L’écriture semble venir du dessin. » Si elle en vient, elle peut donc aussi y retourner… Le dessin comme une littérature involutive et mutique, l’idée est amusante non ?

Les formes molles, incongrues, qui investissent des espaces d’habitation, s’y installent : cela correspond-il aussi à ce que tu écris dans un de tes tracts : Routine dehors, aventure dedans ?

Dans ces espaces d’habitation, tout est propre et net comme s’il s’agissait de lieux d’exposition, d’agencement de mobilier et de décoration. Cela m’évoque le film Mon oncle de Jacques Tati : la villa Arpel dont la sœur de M. Hulot, personnage principal, est très fière. Et on pourrait aussi faire un rapprochement entre tes formes molles et les tuyaux en plastique que fabrique Monsieur Arpel dans son usine, transformés en saucisses par M. Hulot, organisateur du désordre !

Concernant ces formes molles qui envahissent parfois les canapés, l’architecture et les continents, dans mes dessins, je suis un peu embêté… Je les désigne sous le nom générique d’ectoplasmes. Et elles peuvent sembler tantôt bienveillantes, tantôt inquiétantes. Et je les aime ces formes ! Sans doute à cause de leur ambivalence et parce qu’elles me laissent perplexe, moi aussi.

Je n’y avait jamais pensé mais j’apprécie le lien que tu fais avec l’univers de Jacques Tati. Oui, pourquoi pas. Le burlesque en général, je suis très amateur. Le pas de coté et la maladresse, ça me semble essentiel dans l’art comme dans la vie.

Je peux aimer l’ordre et le désordre. Les intérieurs proprets et les ectoplasmes qui viennent les envahir. Comme un enfant qui construit un château de sable sur la plage, je peux m’identifier alternativement à ma construction ou aux vagues qui viennent l’éroder.

Quels rapports entretiens-tu avec l’absurdité ? l’humour ? l’idiotie ? le langage ?

Quels rapports est-ce que j’entretiens avec l’absurdité, l’humour et l’idiotie ? Des rapports bien évidemment intimes et quotidiens !

Mon rapport au langage… Je ne sais pas quoi dire. Peut-être ça : j’ai découvert, à la fin de l’enfance, le théâtre un peu naïf de Ionesco. Et malgré cette naïveté, ou peut-être à cause d’elle, ce fut une expérience extrêmement forte, très marquante.

T’arrive-t-il de réaliser des collaborations, de travailler avec d’autres sur un projet ou une œuvre précise ?

Oui, quand une complicité ou une amitié avec un autre créateur s’installe, j’aime tenter des expériences de ce type. Ainsi avec la céramiste Albane Trollé, nous avons réalisé à quatre mains des sculptures prenant forme d’assiettes étranges en 2017. Avec mon ami Benoit Caudoux (écrivain et poète) nous avons créé des collages numériques et j’ai également eu le bonheur de lui offrir un dessin pour la couverture de son recueil Drapeaux droits (paru aux Editions Héros-Limite en 2020). En 2023, avec Vincent Herlemont qui est plasticien et commissaire indépendant, nous avons co-organisé une expo collective sur invitation de la GalerieJeanFournier. Un beau travail d’équipe, je crois. Le titre de cette expo : Abstraction-Mutations. Chemin faisant, j’ai eu finalement la chance de faire beaucoup de belles rencontres !